mercredi 25 novembre 2009

L'Homme est-il maître de l'histoire, Yvan BLOT



La réponse spontanée de toute personne ayant une culture historique est de répondre : « non ».

Napoléon lui-même dans ses mémoires disait qu’il avait été le jouet des événements. C’est certain qu’il n’avait pas voulu finir à Sainte-Hélène ! L’effondrement des régimes communistes dans l’Europe de l’Est montre aussi que l’homme n’est pas le maître de l’histoire. Les Occidentaux eux-mêmes ne croyaient pas cet effondrement possible et ils ont été surpris (ce fut flagrant chez le président Mitterrand). Les Soviétiques ne s’y attendaient pas non plus. Dans un livre récent, Jean-Paul Picaper montre que les dirigeants allemands de l’Est réfléchissaient encore aux moyens de contrer militairement l’Occident alors que le régime s’effondrait sous leurs pieds. Gorbatchov fut totalement dépassé par les conséquences de ses réformes dont le but était de rendre le système soviétique à nouveau viable !

Ces remarques ne veulent pas dire que l’homme n’est pas responsable de ses actes. Certes, comme le montra Jules Monnerot dans son livre Les lois du tragique , les actes de l’homme ont des conséquences en chaîne dont beaucoup sont imprévisibles. Il appelle cela « l’hétérotélie » et c’est l’origine du déclenchement de beaucoup de situations tragiques dans la vie humaine.

L’erreur, comme l’a montré magistralement Heidegger, est de raisonner en termes de sujet et d’objet. Pour les uns, l’homme est sujet de l’histoire, pour d’autres, les déterministes, il est surtout objet de celle-ci. Heidegger nous fait rompre avec cette façon de voir qui date surtout du XVIe siècle. Pour lui, l’homme est le lieu du Dasein, de l’ouverture à l’Etre. L’Etre a son histoire propre. L’homme y joue un rôle mais il n’est pas le metteur en scène ! Pour ne pas être le jouet de l’histoire de l’Etre, il doit d’abord comprendre quelle est cette histoire. L’histoire du monde moderne, de ce point de vue, n’est pas une simple succession d’événements, cela c’est la vue superficielle de l’histoire. (du genre : l’effondrement de l’URRS a eu lieu parce que Reagan était plus malin que Gorbatchov !)

Notre histoire présente ne s’explique en profondeur qu’au regard de l’histoire de l’Etre (seinsgeschichtlich !). L’histoire de l’Etre en notre époque est celle du déploiement du Gestell, c’est-à-dire de l’arraisonnement utilitaire au service de la volonté de puissance. Les dirigeants politiques agissent selon la logique de cet arraisonnement conformément à leur volonté de puissance. Il est naïf de leur attribuer de bonnes ou de mauvaises intentions. Ils peuvent en avoir mais là n’est pas la question fondamentale. Les politiciens sont des outils de cet arraisonnement auquel ils participent. Tant qu’ils ne prennent pas conscience de leur statut d’outils du Gestell, ils sont prisonniers de celui-ci et ne peuvent s’en affranchir.

La prise de conscience de l’étape de l’histoire de l’Etre dans laquelle nous sommes plongés ne suffit pas à échapper à cette histoire. Elle est toutefois la première étape d’un processus de « tournant » par lequel l’arraisonnement utilitaire peut changer de l’intérieur pour répondre au danger qu’il suscite (la déshumanisation de l’homme). C’est de cette façon (changement de l’intérieur) que l’URSS est allée à sa dissolution.

L’homme peut donc jouer un rôle dans ce changement car il a vocation à être « gardien de l’Etre » : il peut sentir un appel de sa conscience en faveur d’une vie plus authentiquement humaine. Mais il n’est pas « maître de l’Etant » donc de l’histoire (Hayek ajoute : et il ne le sera jamais !) Autrement dit, l’homme peut accompagner l’histoire de l’Etre en train d’advenir, et il peut faciliter l’accueil de ce qui va advenir par le tournant. Mais que le tournant ait lieu telle ou telle année, cela, l’homme ne peut le prévoir ou le programmer. L’histoire d’hommes comme Walesa, Havel ou Soljenitsyne ou le pape Jean-Paul II montre ce qu’est ce rôle de « gardien de l’Etre ». A un moment donné, l’action peut être décisive car la situation s’y prête : Kohl a su saisir ce moment pour organiser au mieux la réunification allemande à sa façon. Dix ans plus tôt ou plus tard, il n’aurait rien pu faire de la sorte.

On le voit bien dans ces éléments décisifs que sont les changements de frontières. En 1945, l’histoire s’est ouverte à de tels changements en Europe. Ces choix auraient pu être différents : Staline aurait pu ne pas créer la frontière Oder Neisse et laisser à l’Allemagne la Silésie. Dix ans après, il n’aurait pas pu revenir sur sa décision : l’histoire s’était refermée. Elle ne s’est rouverte qu’en 1989 avec l’effondrement de l’URSS et il a été alors possible d’effacer la frontière entre les deux Allemagne (à condition d’accepter la frontière Oder Neisse.)

Ainsi, l’homme n’est ni sujet ni objet de l’histoire ou, alors, il est les deux à la fois. Ces mots ne rendent pas compte de la situation de l’homme au regard de l’Etre et du temps comme Dasein, être existant, ouvert à la conscience de l’Etre, « jeté » dans l’histoire et toujours en projet. Ainsi, l’homme ne doit pas désespérer : il est aussi gardien de l’Etre et peut préparer la venue d’une sortie du Gestell à travers les dangers créés par celui-ci. Ce sont les « dangers » qui font évoluer l’histoire car, comme l’a écrit Hölderlin, « c’est dans le danger dans son essence qu’apparaît et croît ce qui sauve ».
Dans la note précédente, nous avons mentionné la phrase du poète Hölderlin, si souvent citée par Heidegger : « là où il y a le danger, là croît aussi ce qui sauve ». Où y a-t-il donc le danger ?

L’essence de la technique est le « Gestell » (dispositif utilitaire arraisonnant). L’essence du Gestell est le danger, à savoir le fait que l’humanité de l’homme lui échappe de plus en plus (le Gestell en détruit les conditions en détruisant les racines, en effaçant les valeurs au profit du seul argent, en dissolvant les personnalités dans la masse, en faisant fuir le Sacré). Au sein du danger réside le « tournant », qui permet l’apparition de « ce qui sauve». Telles sont les thèses de Heidegger dans les quatre fameuses « conférences de Brême ».

Si l’on veut sauver notre civilisation de ce qui la menace, il faut donc trouver où est le danger, car c’est là que les forces de résistance peuvent apparaître, au niveau de l’histoire de l’Etre, laquelle déclenche les événements, les avènements qui font l’histoire.

Si l’on reste fidèle à la méthode heideggerienne du quadriparti, on trouvera quatre lieux du danger. Le danger est toujours dans les hommes, car ils sont la cause motrice de l’histoire.

Le danger est d’abord dans l’immigration « illégitime » (notion plus essentielle que l’immigration illégale. L’immigration qui engendre des désastres est une constante de l’histoire humaine mais cela fait l’objet d’une censure de la part des forces du Gestell. L’immigration a-t-elle été une « chance » pour les Aborigènes d’Australie ou les Indiens des Etats-Unis ? Bien évidemment, non ! J’ai écrit « immigration illégitime » car l’immigration est mauvaise lorsqu’elle est synonyme de déracinement, non seulement pour les immigrés eux-mêmes, mais pour les autochtones. L’étranger n’est une menace que lorsqu’il fait nombre et qu’il n’est pas intégré ou intégrable. C’est bien le problème à présent. Or, ce danger est parfaitement ressenti par une majorité de la population mais les oligarques au pouvoir veulent étouffer cette prise de conscience afin que les hommes soient déracinés et interchangeables, donc manipulables et incapables de résister.

Le deuxième lieu du danger est donc l’oligarchie politique elle-même, associée à l’oligarchie de la bureaucratie d’Etat et des managers des très grandes entreprises et des syndicats. Cette oligarchie se prétend démocratique alors qu’elle est la négation de toute vraie démocratie. Elle veut conserver le monopole du pouvoir et cherche à maintenir les citoyens dans la servitude grâce à la propagande (rebaptisée « communication ») et la contrainte (censure, réglementation assurant le monopole de représentation aux partis établis, interdiction du référendum d’initiative populaire, etc). Elle s’appuie sur l’oligarchie médiatique et culturelle, qui, elle, n’est aucunement soumise au suffrage universel mais qui s’arroge le droit de fixer le « prêt-à-penser » pour les citoyens réduits à l’état de « matière première » de l’économie.

Le troisième lieu du danger est donc l’oligarchie médiatique et culturelle, qui s’autoproclame « autorité morale » et qui est toute dévouée aux forces de l’arraisonnement utilitaire. La classe médiatique impose des valeurs qui contribuent à déraciner et à désacraliser les personnes pour créer une masse interchangeable d’individus réduits en servitude sans en avoir conscience, l’idéal étant que les serfs eux-mêmes aiment leur servitude.

Le quatrième lieu du danger est dans la promotion du caprice de l’ego au rang de seule valeur sacrée. Ainsi est créée une foule telle que l’a décrite Tocqueville, uniquement tournée vers de petits plaisirs dans une vie privée étriquée sans aucun civisme ni aucun sens du sacrifice pour un quelconque idéal commun. C’est une masse manipulable que l’on cherche à rendre de plus en plus docile en organisant le caractère interchangeable des hommes. Cela comporte notamment la « promotion de la diversité », laquelle n’est pas nouvelle mais fut inventée par Staline pour dérussifier la Russie et créer un peuple soviétique nouveau dans les années 1920-1930).

Ainsi, le danger est à la fois un processus de déracinement familial et national, de conditionnement médiatique et éducatif, d’asservissement au pouvoir et d’avilissement de l’homme masse pour lequel plus rien n’est sacré hors ses caprices personnels.

Déracinement, asservissement, conditionnement, avilissement, la prise de conscience de ce danger est nécessaire pour qu’une résistance ait lieu, pour qu’un « tournant » puisse advenir dans l’histoire de l’Etre. Avoir la garde de l’Etre (à défaut d’être maître de l’Etant donc de l’histoire, ce qui est impossible à l’homme) consiste donc à faciliter la prise de conscience chez nos contemporains et à organiser peu à peu la résistance !

Yvan BLOT
09/11/2009, jour anniversaire de la chute du « Mur »

Tiré du site POLEMIA

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