vendredi 29 janvier 2010

Les temps Modernes


"Dans cette différence entre l’outil et la machine apparaît la spécificité de l’époque de la technique. Il ne s’agit pourtant pas là de simplement constater qu’il y a des machines, mais de constater que tout étant, y compris l’étant naturel, prend la figure d’une machine ; que tout agencement, y compris l’agencement des hommes entre eux, se fait sur le modèle de la machine. C’est précisément en quoi il faut parler d’une époque de la technique : une époque se définit par une certaine configuration historiale de la phénoménalité, qui définit le mode d’apparaître des étants ; notre époque est celle de la technique, non pas parce que s’y rencontrent beaucoup d’objets techniques, ni même parce que ne s’y rencontrent que des objets techniques, mais parce que le mode même de déploiement de la phénoménalité donne à l’étant la configuration de machine. L’essance de notre époque est ce régime de phénoménalité, lequel « impose sa forme de domination, universelle et planétaire, qui impose à l’ère de la technique d’apparaître sous la forme de la machine [in der Gestalt der Maschine zur Erscheinung] (Heidegger, GA 79, p. 104).
La position fondamentale de l’époque de la technique est inaugurée par Descartes, qui montre que les corps ne se peuvent connaître que comme machines (Descartes, Discours de la méthode, AT VI, p. 56), elle trouve sa formulation décisive avec Leibnitz, qui pose que tous les étants sont machines (Leibnitz, Monadologie, §64), et Foucault notait ainsi dans Surveiller et Punir que « le grand livre de l’homme-machine a été écrit simultanément sur deux registres : celui de l’anatomo-métaphysique, dont Descartes avait écrit les premières pages et que les médecins, les philosophes ont continué ; celui, technico-politique, qui fut constitué par tout un ensemble de règlement militaires, scolaires, hospitaliers et par des procédés empiriques et réfléchis pour contrôler ou corriger les opérations du corps » (Foucault, Surveiller et punir, p. 160). Son travail sur l’avènement de la discipline montre en effet comment les institutions modernes se constituent comme machine : la machine-école, la machine-hôpital, la machine-parti ou la machine-armée, qui ont à chaque fois pour fonction d’en automatiser le fonctionnement, et d’y intégrer les hommes avec le statut de pièce ou de rouage. […].
Pour l’homme primitif, le soleil est un dieu : il bâtira un sanctuaire ; pour l’artisan, il est l’indicateur des contrées ; il construira un cadran solaire ; il est pour nous un gigantesque réacteur nucléaire, et c’est pour cela que sont produites des centrales atomiques. Il n’est possible de construire des avions que si au préalable le ciel est constitué en milieu pour le déplacement des mobiles, si les oiseaux sont découverts comme machines-volantes. La possibilité de l’aéronautique procède ainsi du projet mathématique de la nature, et Descartes en donne la première formulation : « On peut bien faire une machine qui se soutienne dans l’air comme un oiseau, metaphysice loquendo ; car les oiseaux mêmes, au moins selon moi, sont de telles machines ». (Descartes, Lettre à Mersenne du 30 aout 1640, AT III, p. 163). […].
Les Temps modernes se définissent par cette mutation de la phénoménalité qui définit la vérité par l’efficacité, en laquelle « tout ce qui est machinable confirme l’œuvre machinée, toute œuvre machinée crie après la machinabilité, tout agir et tout penser se préoccupe de déterminer ce qui serait machinable ». (Heidegger, Nietzsche II, GA 6.2, p. 20). Le tout de l’étant décelé par la machination est alors un appareillage de machines, une machinerie, où l’homme lui-même n’a aucune singularité mais se trouve au contraire intégralement défini par sa fonction : « Dans le processus de l’inconditionnée objectivation de l’étant en tant que tel », constatait Heidegger dans les années 1944-1946, « l’humanité, devenue matériel humain, se voit assimilée aux matières premières et à l’outillage ». (Heidegger, ibid, p. 351)."
Jean VIOULAC, L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, Paris, PUF, 2009, p. 148-150.


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