"Les nouveaux riches ont une autre allure. Ne pouvant se recommander de personne en bien ou en mal, ils se recommandent d'eux-mêmes avec une cynique et merveilleuse audace. Ils ne se déclarent pas positivement des voleurs ni des assassins de pauvres, mais il ne leur déplaît pas qu'on le pense et qu'on admire leur habileté. Songez donc ! Faire fortune lorsque la ruine menace tout le monde, utiliser les catastrophes en les aggravant, féconder la désolation, fertiliser le désespoir, être les mouches prospères et la ribotante vermine des morts, après avoit été la dernière torture des agonisants ! Ne serait-ce pas le comble de la bêtise de négliger l'occasion du sommeil inexplicable de la guillotine ? Accaparer les subsistances, raréfier ou sophistiquer la nourriture de tout un peuple pour en décupler la valeur sont les pratiques traditionnelles que la potence rémunérait autrefois et que récompensent aujourd'hui l'admiration et l'envie. Il y a les grands et les petits profiteurs et c'est une question de savoir quels sont les plus hideux. Les grands assassinent les pauvres de très loin, d'une manière générale, à l'abri de telle ou telle combinaison administrative toujours mystérieuse. Les petits, ceux qu'on nomme les détaillants, égorgillent chaque jour les indigents qui leur tombent nécessairement sous la main. Admirablement concertés entre eux, ils établissent les prix qu'ils veulent, quand ils veulent, réalisant des gains de 3 ou 400 pour cent. C'est la guerre ! disent-ils avec un sourire et ils triomphent dans leur turpitude, sachant très bien qu'aucune sanction n'interviendra pour désobliger les électeurs. Ceux-là entendent bien arriver eux aussi à la fortune, mais comme ils sont, à l'instar des spéculateurs de haut vol, aussi bêtes que méchants, les uns et les autres ne songent pas à se demander quel pourra bien être lelendemain de leur ignoble victoire. Ils oublient toujours qu'il y a, sur notre front de guerre, un million d'hommes habitués depuis trois ans à tuer des hommes, en s'exposant eux-mêmes à être tués, habitués, par conséquent, à compter la vie humaine pour peu de chose. Ils reviendront un jour impatients de régler les comptes arriérés. Que diront-ils au spectacle de l'inondation des canailles et de quel oeil pourront-ils voir la prospérité diabolique des mercantis qu'ils enduraient pour la défense commune les pires horreurs ? Il se pourrait qu,alors les joyeux et souriants profiteurs ne trouvassent pas assez de cavernes pour se dérober à la fureur de ces déchaînés pour qui ce serait un délice paradisiaque de les éventrer. On ne saurait trop recommander aux intéressés la méditation de cet avenir."
Léon Bloy
Léon Bloy
Texte de ZENTROPA
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire