samedi 23 octobre 2010

Triangulaire



Son bouclier était maculé de souillures diverses, résidus d’œufs, de canettes, de crachats… Deux heures qu’il était là, immobile, à encaisser une pluie ininterrompue de saloperies provenant de la foule bigarrée et vociférante à quelques mètres de lui.
Les ordres étaient clairs : « Ne pas bouger. Pas de provocation. Contenir les manifestants à bonne distance du siège du Medef. »
Malgré l’expérience, le temps paraissait exagérément long à Michel qui jura vertement contre l’insolent soleil qui semblait s’être rangé du côté des manifestants et le faisait presque cuire dans sa tenue anti-émeutes. Légèrement indisposé par cette épaisse tiédeur, il laissa échapper un long rot gorgé d’Heineken qui le soulagea un peu.
-  « Avoir voté pour Sarkozy et recevoir les mêmes consignes que sous les socialos... si c’est pas malheureux… » pensa-t-il en caressant affectueusement son tonfa désormais inutile, définitivement émasculé depuis l’affaire Oussekine et qui ne retrouvait guère un peu de vigueur que face aux rassemblements de « fachos », malheureusement fort peu nombreux.
-  « J’aurais du poser une RTT… » maugréa-t-il, se souvenant avec envie qu’il avait reçu la veille le deuxième coffret DVD de « 24 heures chrono ».
Devant son écran plat, dans son pavillon de Villeneuve-les-deux-garennes, avec son chien et son épouse, au moins tous ces métèques ne l’emmerdaient pas.
Michel n’aimait pas les métèques, tous ces traine-lattes venus d’on ne sait où.. A part Djibrill, Karim et Okama bien sûr. Mais eux, c’était différent, c’étaient des collègues. CRS avant tout !
Un mouvement de foule secoua la manifestation, une jeune fille blonde était à terre, rapidement submergée par une nuée de survêtements et de capuches lui arrachant son sac et une partie de ses vêtements.
- « Bien fait pour sa gueule à cette gauchiste… » pensa Michel en crachant rageusement sur le sol.
Les poches déjà pleines de portables et de lecteurs MP3, Bounia ne put retenir un grand rire sonore en entendant les couinements du petit blanc à mèche sur l’œil et keffieh autour du cou, recroquevillé sur le sol, dans une sorte de position néo-fœtale, qui répondait au déluge de coups par d’horribles plaintes où l’incompréhension semblait presque dominer la douleur et la peur.
- « Je suis de gauche ! Je suis à l’unef ! » hurlait le gamin ensanglanté entre deux spasmes de douleur.
- « T’es surtout une merde de toubab » lui rétorqua Bounia en lui décochant un nouveau coup de pied dans les testicules, du moins à leur emplacement supposé.
Autour d’eux, des centaines de lycéens et d’étudiants contemplaient la scène, mi pétrifiés mi excités. Certains filmant complaisamment le supplice de leur camarade avec leurs téléphones portables, soulagés que cela ne soit pas, pour cette fois, tombé sur eux. D’autres, qui venaient pourtant de longuement les injurier, lorgnaient avec insistance du côté des forces de l’ordre, leur lançant même de silencieux encouragements à intervenir.
Bounia continuait à rire et à frapper, sous les encouragements de ses congénères de la cité des 400 et les divers cris hystériques qui nourrissaient sa testostérone.
Bientôt lassé, il repéra une nouvelle proie sur laquelle il fondit, suivi par sa meute.
Marc-Edouard était fier et heureux, un autocollant CGT collé sur chacun de ses joues. Il avait pris la tête de la coordination de blocage du Lycée Saint François des Béatitudes et défilait avec l’intense satisfaction de faire chier ses parents autant que le gouvernement. Ce grand chahut l’amusait beaucoup et le sortait enfin un peu d’une routine accablée que les cuites et le shit ne suffisaient plus à meubler.
Il hurlait ses slogans avec beaucoup d’enthousiasme, repensant bien sûr à mai 68, cette incomparable icône, ce grand souvenir nostalgique de tous les publicitaires, traders et autres journalistes à Libé du monde. Cela y ressemblait un peu… Sauf qu’en mai 68, on baisait, et lui, depuis le début du mouvement, il ne baisait pas plus qu’à l’ordinaire. Enfin bon, cela viendrait peut-être… Il avait d’ailleurs déjà repéré, à l’atelier banderoles, une ou deux « militantes » plutôt accortes. Pour l’instant, celles-ci lorgnaient plutôt du côté des cogneurs des cités, mais après un ou deux passages télé en tant que « porte-parole », cela devrait le faire…
Marc-Edouard était presque perdu dans ces pensées métapolitiques quand il sentit une main qui lui parut gigantesque le saisir violemment par l’épaule tandis que l’autre tentait de lui arracher l’Iphone rangé dans la poche intérieure de son blouson.
Ce fut l’instant de la rencontre citoyenne entre Marc-Edouard et Bounia, sous les yeux blasés de Michel.

Zentropa

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