samedi 12 mars 2011

Du bon usage des catastrophes

Pascal, dont le mal redoublait en cette année 1662, éleva vers Dieu une prière pathétique : devant la souffrance et la mort, le fidèle rentre en lui-même, se souvient de son âme et de ses devoirs.
La Nature est encore la seule puissance transcendante, d’une puissance que, malgré le programme cartésien, l’homme n’a pas su dompter, qui rappelle à ce dernier combien son sort est misérable. Dans son admirable ouvrage (Nous autres, modernes) sur l’arrachement de notre être à l’être du monde, provoqué par le tournant scientiste du XVIIe siècle, Alain Finkielkraut rapporte opportunément un passage du Récit complet et véridique de la bataille livrée vendredi dernier entre les Livres Anciens et les Livres Modernes dans la Bibliothèque St-James, publié en 1704 par Jonathan Swift : « Il y avait, demeurant au coin le plus haut d’une haute fenêtre, une certaine araignée gonflée jusqu’au dernier degré de magnitude par la destruction d’un nombre infini de mouches, dont les dépouilles gisaient en désordre devant les portes du palais, comme des ossements humains devant la caverne de quelque géant. »
Ce monstre arachnéen est d’une certaine façon ce rationalisme suffisant, qui puise ses certitudes mortifères dans une méthode mathématique destructrice de la vie réelle. Le projet « moderne », à la fin de la renaissance, a détruit le vieux monde, un peu confus mais sage, qui procédait par accumulations de leçons poétiques, littéraires, philosophiques et théologiques, qui extrayait, comme l’abeille, les quintessences du monde pour en faire le miel et la cire de la justesse (au lieu de cette justice impitoyable du nombre, de la géométrie et de la masse indifférenciée produisant un no man’s land où s’accumulent les cadavres, la culture de la mort) ; il a ruiné un monde qui se développait par persistance naturelle de sa substance, comme le bourg médiéval, pour le remplacer par une architecture volontariste, arasant les disparités et trouvant son alpha et son oméga dans la technique, l’angle droit et l’uniformité rectiligne; en place d’un univers bigarré, touffu et fantaisiste, proche des errements si profonds d’un Ulysse, de ce vagabondage si précieux de la « folle du logis », de cette faculté reine, selon Baudelaire, l’imagination, une bureaucratisation du monde, triste et gris, une mise au pas administratif de la vie, une affaire gestionnaire.
L’économie (la « loi de la maison » selon les Grecs), centre et nombril de l’existence, qui apporte à la soif de survie le quota de matière à quoi chaque être se doit d’aspirer, devient se Léviathan, ce monstre dévorant et déféquant, empoisonnant la Terre, accaparant tous les secteurs de la vie, et rendant tout dépendant, fragile, dangereusement lié par un pacte cataclysmique. Qu’un seul tenant branle, et tout l’édifice choit…
Toute catastrophe, comme au Japon actuellement, étale au grand Soleil de la réalité, à la manière de la Tragédie, dans sa plus grande cruauté, la vérité de notre époque. Aujourd’hui le Japon, demain l’Europe, le Moyen Orient, l’Amérique… Chaque lopin planétaire doit porter son lot de misère, et sera secoué par les tremblements mortels, parce que toutes les parties sont subsumées par une étreinte de mort.
Nature, industrie, finance, guerre… tout est ainsi lié par une chaîne infernale. Une humanité insatiable, rendue folle par la Raison raisonnante, par une logique qui crucifie la vie, devenue pléthorique par ses succès prométhéens et faustiens, recherche puissance, persistance dans sa survie biologique, et toujours plus de moyens d’accroître son vertige suicidaire. Les attaches sacrées, le
culte des Anciens et des dieux ont été rompus : vogue la galère, dans un grand Océan brûlé par le Soleil d’un orgueil incommensurable !
Nous sommes indubitablement proches d’une fin, à la périphérie du maelstrom final. Sera-t-elle la dernière, du moins celle de l’homme ? On se prend presque à l’espérer, pour l’amour du monde. Saurons-nous trouver les remèdes pour guérir notre maladie, celle qui est née avec le projet moderne qui voudrait que nous soyons « comme des dieux » ? Reviendrons-nous à la sagesse de jadis, celle des Grecs, qui enjoignaient : « Rien de trop ! ». Retrouverons-nous le sens d’une bonne gestion du monde, une gestion de père de famille ? Autrement dit, aurons-nous encore la capacité de comprendre ce qu’est une « famille » ?

Claude Bourrinet pour le Cercle Futur

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