vendredi 28 janvier 2011

Ce n’est pas un jeu...



Lorsque, après l’avoir portée à son estomac, Antoine découvrit dans la paume de sa main la preuve sanglante qu’il avait été poignardé, le monde sembla se figer autour de lui.
Il ne souffrait pas encore mais tout son corps était pétrifié de stupeur et d’étonnement. Tout cela ne lui semblait pas réel, ce sang qui ruisselait maintenant abondamment sur le trottoir ne pouvait pas être le sien... Cela n’avait aucun sens…
Il était venu avec quelques camarades tracter contre la guerre en Afghanistan et, tout à coup, il sentait la vie l’abandonner, se répandre en une large flaque cramoisie sur le sol…
Privé de ses forces en quelques brefs instants, il tomba à genoux. Les hurlements autour de lui furent alors peu à peu couverts pas un sourd bourdonnement envahissant son crâne. Il aurait voulu crier mais sa bouche restait muette, impuissante et horriblement déformée par un rictus désespéré. Le décor du marché était brusquement passé de la couleur au noir et blanc et lorsque sa tête heurta lourdement le bitume, Antoine était déjà mort.
Marchant quelques dizaines de mètres derrière la procession dont des parents ivres de souffrance et de colère les avaient écartés, les rendant responsables du décès de leurs fils unique, la petite troupe, mâchoires serrées et regards embrumés, n’avait pas prononcé un seul mot depuis plusieurs minutes. Certains tentaient maladroitement d’étouffer leurs sanglots dans l’épaisseur du cuir des cols de leurs blousons.
-         « Foutez-le camp, petits salauds ! Vous voyez où ça mène vos conneries ? Vous voyez ce que vous avez faits ? » leur avait hurlé la mère d’Antoine en leur jetant au visage les fleurs qu’ils avaient apportées.
Lançant un regard haineux à Sylvain, le responsable de la section, elle avait ajouté :  - « Et toi, où étais-tu pendant que l’on assassinait mon fils ? Sur internet à donner des consignes ? Sur Facebook à draguer ? »
Chacun avala son lot d’invectives largement injustes mais pas toujours infondées, l’un regardant ses chaussures tandis que l’autre se mordait les lèvres jusqu’au sang.
Bien sûr, il aurait fallu lui dire que les salauds, ce n’étaient pas eux, mais ceux qui étaient prêts à attaquer, à 20 contre 5, armés de arbres de fer et d’armes blanches, des gamins dont le seul crime était de ne pas penser comme eux. Il aurait fallu lui expliquer beaucoup d’autres choses encore..  lui parler de l’engagement, de la lutte, de l’espoir…mais cela aurait été inutile, la peine était trop vive, la plaie trop purulente... La douleur a besoin de coupables faciles.
Pour des parents, aucune cause ne peut justifier la perte d’un enfant, surtout pas une qui leur avait toujours semblé superficielle et circonstancielle, appelé eà s’éteindre avec le fin des études d’Antoine et son entrée dans la « vraie vie », celle du travail et du mariage bourgeois.
Pour eux, comme pour toute la famille, si Antoine était « resté tranquille », s’il avait « fait comme tout le monde », il serait encore en vie. Et aujourd’hui, « vivre », c’est cela : ne pas mourir. Peu importe s’il faut pour cela accepter une existence de larve.
Alors la petite bande était restée à l’écart, observant de loin la mise en terre de son camarade.
Certains d’ailleurs, au sein de la troupe, se posaient silencieusement des questions assez similaires à celles de la famille. Y croit-on assez profondément, assez viscéralement, assez absolument pour prendre ce genre de risques, pour accepter de telles conséquences ?
Les réponses n’étaient pas aussi évidentes que les looks mâles et radicaux auraient pu le laisser penser.
Car la violence, les bastons, les coups, on aimait beaucoup en parler, on y passait même des soirées entières : anecdotes épiques, techniques de combat, stratégies, projets belliqueux… mais le sang, le craquement des os sous le choc des barres métalliques, la peur qui paralyse les muscles, le déchaînement de haine aveugle, sans borne ni limite, presque aucun n’y était vraiment préparé…
Une gifle ou une droite à la fin d’une soirée arrosée, d’accord, mais cela… ces larmes et ces cris, ce cercueil s’enfonçant doucement dans le sol... ce n’était pas du jeu, c’était trop, c’était un autre monde… Un monde dans lequel bien peu étaient vraiment sûrs de vouloir entrer.

Source:
http://zentropa.splinder.com/post/23955144/ce-nest-pas-un-jeu

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