mercredi 6 octobre 2010

Comment Wall Street a privé les pays européens de leur souveraineté

L’UE d’aujourd’hui a une double histoire. L’une visible, qui se trouve dans la majeure partie des manuels d’histoire, et l’autre, invisible, dont personne ne devrait apprendre l’existence mais qui a commencé bien longtemps avant celle que nous connaissons tous. Jean Monnet a été la charnière entre ces deux versions de l’histoire.

L’UE et les réseaux politiques et financiers de Jean Monnet (1ère partie)

Dans les pays germanophones, c’est grâce à l’ouvrage d’Andreas Bracher, «Europa im amerikanischen Weltsyste » [L’Europe dans le système mondial américain] qu’on a pu mettre en question la biographie officielle du soi-disant sacro-saint «père fondateur de l’Europe». Andreas Bracher a posé des questions qui font apparaître sous une autre lumière l’histoire de la construction d’un organisme supranational à la suite de la Seconde Guerre mondiale : ce n’est plus le projet d’une coopération des peuples européens pour assurer la paix, mais le projet d’une hégémonie anglo-américaine avec Jean Monnet comme « inventeur et guide d’institutions pour une coopération supranationale et comme centre d’influences anglo-saxonnes sur le continent.» Car, selon Bracher, l’Europe supranationale de l’après-guerre reposait sur « des initiatives qui souvent étaient financées par de l’argent venant des USA notamment des services secrets de la CIA.» Monnet était « l’outil d’une politique de longue haleine dont un but est apparemment l’état unitaire européen. »
Des travaux de recherches des dernières décennies à l’écart de la pensée unique comme ceux de Carroll Quigley («Tragédie et espérance. Une histoire du monde dans notre temps ») ou d’Antony Sutton («Wallstreet et l’ascension d’Hitler») ont montré comment le bloc anglo-américain et ses élites financières ont préparé pendant la première moitié du XXe siècle deux guerres mondiales. Cela correspondait à la réflexion géostratégique des élites diri geantes anglo-américaines, vieille de plus d’un siècle, d’empêcher coûte que coûte une coopération politique et économique – avec un éventuel noyau formé par l’Allemagne et la Russie – car certains cercles américains et britanniques considéraient une telle coopération comme une menace contre leur position d’hégémonie mondiale.
De toute évidence, ce courant a été maintenu à la suite de la Seconde Guerre mondiale et se retrouve aussi dans les réflexions géostratégiques de Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité du gouvernement américain, que celui-ci a formulé ouvertement en 1997 dans son ouvrage «Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde »
A la question qui porte sur le but du projet anglo-américain d’après-guerre pour une Europe unie avec Monnet comme promoteur, Andreas Bracher a apporté une pre mi ère réponse: «Le scénario de ces années-là sug gère qu’un groupe d’hommes a fait avancer la guerre froide pour l’utiliser comme arrière-fond à d’autres projets. De l’exagération du danger soviétique est issue cette situation politico-psychologique dans laquelle les Européens se trouvèrent prêts à se rassembler sous le bouclier des USA pour assurer ainsi l’attachement à l’Ouest de l’Allemagne. Dans ses ‹Mémoires›, Monnet lui-même caractérisa la situation de la façon suivante: ‹Les hommes n’acceptent le changement que sous l’empire de la nécessité.
Eu égard à ce rôle de Jean Monnet, il vaut la peine de tenter de répondre à la question: «Qui était Jean Monnet?» La biographie de 1000 pages qu’Eric Roussel a présentée, fournit beaucoup d’informations et nous y obtenons aussi des informations impor tantes sur les personnes avec lesquelles Jean Monnet coopérait étroitement.
Jean Monnet et l’UE actuelle
L’UE actuelle est une construction supra nationale. Les Etats membres ont aban­donné une grande partie de leurs droits de souveraineté. Ce fut Jean Monnet qui fit d’une mani ère décisive avancer la construction des institutions supranationales. Elles furent implantées par le haut dans le but que les différents Etats et leurs citoyens s’adaptent et se soumettent à ces directives (1). Pour Monnet des institutions installées par le haut étaient plus importantes que celles réalisées par les citoyens eux-mêmes.
Le Traité de Lisbonne, entré en vigueur en novembre 2009, entraîne pour les différents Etats européens une renonciation supplémentaire de souveraineté et de droit au profit d’une domination des institutions de l’UE sans liens avec les peuples. La souveraineté et l’Etat de droit, et avec cela l’autodétermination de la nation constituée comme elle est définie depuis la Révolution française, furent réduites pas à pas, un procédé qui s’étend à toute l’histoire de l’UE.
Durant toute sa vie Monnet exprima que l’existence des Etats-nations était inutile, voire dangereuse pour le maintien de la paix. Par conséquent on devait les supprimer. Les « Etats unis d’Europe »  les remplaceraient, et ce serait à eux que les Etats-nations céderaient des droits de souveraineté importants.
Mais Monnet alla encore plus loin. En théorie et en pratique, les représentants élus par le peuple le gênaient. A quelque moment que ce soit, il manœuvrait à côté d’eux et en plus des représentations élues et établies, il créa des «comités» privés, qu’il pourvoyait de personnes de sa confiance qui provenaient de tous les domaines de la vie publique.
Dans le sens de Monnet ces comités servaient à organiser l’Europe et également à intégrer des avis potentiellement contraires. Le Comité pour les Etats unis de l’Europe (2) y jouait un rôle particulier. Outre cela, il y avait des commissions qui avaient pour tâche de transformer les différents Etats de l’intérieur. En 1945/46, des régions entières de France ont été transformées d’après le modèle américain, par exemple par le projet géant «Bas-Rhône-Languedoc»(3). On y reconnaît la « régionalisation » de l’Europe, mise en pratique par l’UE actuelle et également dirigée contre les Etats-nations, et qui, sans égard pour les structures naturelles, se fait d’après des critères purement économiques. Les recherches de Pierre Hillard (4) montrent qu’aujourd’hui toute l’Europe est recouverte et pénétrée par des organisations, des regroupements et des associations en vue de faire éclater de l’intérieur les Etats-nations.
Pour permettre ce développement, Monnet se procura à plusieurs reprises de l’argent provenant de l’espace anglo-américain. Cela fut rendu possible grâce à ses relations avec des amis intimes appartenant aux cercles de la haute finance et de la politique – des relations qu’il avait déjà commencé à nouer avant le début de la Seconde Guerre mondiale.
Monnet, les élites financières et la politique d’hégémonie à l’époque des guerres mondiales
Longtemps avant qu’on parle officiellement de l’«Europe unie», Jean Monnet s’affairait déjà sur la scène internationale du com merce. Né en 1888 comme fils d’un négociant en cognac, il quitta l’école à seize ans pour aller à Londres dans une famille de négociants, partenaires de son père, pour y apprendre la vie et le fonctionnement de la City (5). Deux ans plus tard, il fut envoyé au Canada où il lia de premiers contacts qui dureront toute sa vie. Il y conclura des contrats importants pour l’entreprise familiale, en particulier avec la Hudson’s Bay Company qui possédait le privilège de vendre de l’eau-de-vie aux trappeurs lesquels, de leur côté, la revendaient aux Indiens. Parmi les administrateurs de cette compagnie il fit la connaissance d’hommes qui, plus tard, allaient influencer «le destin du monde» (6).
Jean Monnet resta donc aux Etats-Unis jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Il continua à y nouer des relations d’affaires qui dureront toute sa vie. De fréquents voyages le menèrent en Angleterre, en Scandinavie, en Russie et en Egypte. En juillet 1914, lorsque la guerre éclata, il rentra en France. Le jeune homme de 26 ans ne fut cependant pas mobilisé. Pour «se rendre utile» il alla voir le Président du Conseil, René Viviani, replié à Bordeaux à ce moment-là. Ce fut l’avocat de son père qui établit le contact (7). Monnet présenta à Viviani l’offre de la Hudson’s Bay Company d’accorder un prêt de 100 millions de francs-or en faveur de la Banque de France pour que la France pût acheter du matériel de guerre aux USA. L’affaire fut conclue. La Hudson’s Bay Company accorda, outre ses crédits, aussi l’appui de sa flotte commerciale.
Après avoir mené à terme l’affaire franco-américaine, Monnet se rendit à Londres pour y mettre en route une affaire semblable, cette fois-ci entre la France, l’Angleterre et les Etats-Unis. Lors de ces négociations, il fit la connaissance d’hommes politiques et d’affaires influents (8).
Mais Monnet ne se contenta pas d’affaires purement commerciales. Il lia les affaires à la politique en s’investissant dans la fondation du Comité interallié pour les transports maritimes. Après la fondation de ce comité en 1918, deux millions de soldats américains furent amenés en Europe par voie maritime.
Du côté français, Monnet coopéra étroitement avec Etienne Clémentel qui dirigeait un véritable «superministère». Clémentel eut l’idée d’un contrôle interallié permanent des matières premières par-delà les temps de guerre. Cette idée sera réalisée plus tard par Monnet sous forme de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier.
Fidèle à sa devise que « les hommes n’acceptent le changement que sous l’empire de la nécessité » (8a) – dans le cas présent l’empire de l’économie de guerre – Monnet effectua un pas décisif vers la réalisation du «projet de sa vie»: les frontières des Etats-nations furent transgressées, la déconstruction des Etats souverains commença. Les banques et les sociétés commerciales pouvaient dès lors poursuivre leurs affaires sans se soucier des barrières nationales – et cela avec le soutien des politiciens.
En raison de ses relations étroites avec des politiciens et hommes d’affaires anglais, avec les milieux d’affaires et financiers américains et des hommes politiques français influents, Monnet fut nommé secrétaire général adjoint de la Société des Nations (SDN), nouvellement fondée. Le réseau de ses relations comprenait tous ceux qui allaient être responsables de la construction du monde d’après guerre.
Monnet utilisa l’institution de la SDN pour « la mise en réseau » de décideurs au niveau international. Il y collabora avec les plus importants fonctionnaires internationaux et élargit son réseau par de nouvelles connaissances dans le monde de la politique. L’élargissement de ce réseau paraît avoir été l’activité principale de Monnet car il ne participa qu’à la moitié des réunions de la SDN et travailla sur beaucoup moins de dossiers que les autres fonctionnaires.9
A la SDN, le plus important pour lui fut de sauvegarder les structures construites pendant la guerre entre les Nations parce qu’elles étaient une condition préalable importante au libre-échange international. L’autre con quête importante des expériences de guerre, la co opération entre politique et milieux d’af faires, restait à élargir, en particulier dans les do maines des transports et du crédit (10).
En 1922, Monnet quitta la SDN pour renforcer son action au sein du monde des finances. Il devint vice-président de la puissante banque d’investissement américaine Blair & Co, effectua des opérations financières d’une ampleur importante et élargit son cercle de relations aux Etats-Unis auprès de personnages très influents (11). En outre, il fonda aux USA la banque Monnet, Murnane & Co (12). Ainsi il se trouva au centre de la haute finance internationale et participa à la formation de puissants syndicats financiers anglo-américains. Comme vice-président de la banque Blair & Monnet Inc. avec siège à Paris, Monnet joua un rôle décisif dans la stabilisation de la monnaie française en 1926. Ayant la confiance du président du Federal Reserve Board (FED), (13) il prit officiellement le rôle d’intermédiaire entre la France et les USA. Quand il fut question du règlement des dettes de guerre françaises et des relations financières bilatérales, il se fit le porte-parole du point de vue américain: la Banque de France devait conclure des contrats avec la FED et d’autres banques d’émission. Ainsi l’indépendance, si chère à la France d’antan, fut abandonnée au profit d’un rattachement étroit aux Etats-Unis. En plus, Monnet participa à la fondation de la Bancamerica Blair et de la Banque des règlements internationaux (BRI) avec siège à Bâle (où il réussit à imposer le candidat de choix américain à la présidence).
Quand, en 1936, la Wehrmacht allemande occupa la Rhénanie en violation du Traité de Versailles, Jean Monnet fit aux Etats-Unis la connaissance de l’ancien chancelier de la République de Weimar, Brüning, qui lui assura que les chefs de la Wehrmacht allaient suivre Hitler aveuglément en cas de guerre si les démocraties occidentales n’intervenaient pas sur-le-champ. Mais Monnet n’entreprit rien contre l’éclatement de la guerre. Au con traire: connaissant bien William Bullitt, l’ambassadeur américain à Paris et conseiller intime du président Roosevelt, il réussit à persuader le gouvernement américain de construire des avions militaires pour la France. Après avoir surmonté l’obstacle de la loi de neutralité, le marché fut conclu et apporta un coup de relance important à l’économie américaine.
Mecanopolis

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