Le système du Gestell (mobilisation utilitaire des hommes et des choses) propre à notre époque ne peut accepter une véritable souveraineté du peuple. Sa finalité, comme l’écrit Heidegger, est la volonté de puissance pour elle-même et le peuple n’est à cet égard qu’une simple matière première. Pour pouvoir bien l’utiliser, il faut que les hommes qui composent le peuple soient interchangeables donc égaux entre eux et déracinés. Le système a besoin de créer des illusions pour pouvoir se maintenir au pouvoir, d’où la sécrétion d’une idéologie pseudo-démocratique, égalitariste, cosmopolite et fondée sur le droit de l’hommisme. La réalité du pouvoir toutefois est dans les mains de groupes oligarchiques que l’on peut classer en quatre catégories conformément aux quatre causes de la métaphysique d’Aristote.
La cause matérielle est le socle du système, il est constitué par les intérêts économiques qui le sous-tendent et qui en vivent. Il s’agit des lobbies qui font pression sur le gouvernement et le parlement pour favoriser leurs affaires : grand patronat, loges maçonniques affairistes, associations à but soit disant non lucratifs, lobbies ethniques et soit disant antiracistes, etc…
La cause formelle du pouvoir du système oligarchique qui gère le Gestell est normatrice : c’est essentiellement la classe médiatique et les autorités morales plus ou moins auto-proclamées, y compris certains dignitaires religieux. Il y a interaction forte entre ces milieux et ceux que nous avons classé dans la cause matérielle. En terme heideggerriens, il y a forte liaison entre la « terre » (autorités économiques) et le « ciel » (autorités morales).
La cause motrice du système est principalement l’appareil de la haute fonction publique. C’est cet appareil que l’on retrouve à la tête des partis politiques et au parlement qui est majoritairement un parlement de fonctionnaires. Les lois, en France, sont rédigées par les hauts-fonctionnaires en liaison étroite avec les lobbies et en soumission à l’égard des médias et prescripteurs idéologiques.
La cause finale du système est le maintien du régime oligarchique incarné formellement par la classe politique. La cause finale devrait en théorie être la nation mais ce n’est pas le cas dans la réalité, c’est la pseudo république oligarchique (l’étymologie de res publica est la chose à débattre entre tous les citoyens ; or les citoyens n’ont guère de mot à dire.) L’oligarchie n’est ni démocrate ni républicaine au sens étymologique de ces mots. Le propre du Gestell est de changer le sens des mots et d’empêcher les hommes d’avoir accès à l’essence véritable de ce système. S’ils y avaient accès, le système s’effondrerait. C’est ce qui s’est passé en URSS.
Ce système à quatre pôles ne tolère aucune indépendance réelle de ses rouages. L’homme politique lui-même qui se révolterait contre le système ou le journaliste qui n’y jouerait pas le rôle prescrit dans le Gestell serait immédiatement écarté. C’est donc une erreur que de trop personnaliser la vie politique. C’est comme croire que l’ancienne URSS était maintenue par la « méchanceté » de Brejnev ou de Staline par exemple. En fait, lorsque le Gestell règne, tout responsable de l’Etat, des medias ou des lobbies et tout homme politique est un fonctionnaire du Gestell. Il peut avoir son « quant-à-soi » mais il ne peut jamais se découvrir intégralement. Tout « outing » pour prendre un mot à la mode revient à être condamné et marginalisé. Le conditionnement médiatique est systématiquement organisé. Toutefois, il n’agit que sur l’information mimétique et non l’information « existentielle » (celle qui vient de notre vécu quotidien). C’est pourquoi les référendums populaires comme en Suisse donnent souvent des résultats opposés aux volontés de l’oligarchie : le bombardement médiatique est impuissant face au vécu des citoyens qui votent selon ce vécu lorsqu’il s’agit d’un sujet concret (les minarets par exemple).
Pour que le système change, il faut entrer dans une nouvelle phase de l’histoire de l’être et l’on ne peut jamais savoir quand, car l’homme n’est pas le maître de l’être. Cette ouverture de l’histoire ne se produit que lorsque la dimension tragique de l’histoire apparaît, ou comme dit Heidegger, lorsque le « péril » (Gefahr) se manifeste dans toute son ampleur.
Tout ce qu’il est possible de faire est de se préparer, informer les citoyens, constituer de réseaux de personnes éclairées par la pensée (comme Aléthéia), afin d’accueillir le changement destinal de l’être lorsque l’événement (Ereignis) se produira. L’action qui transforme le monde ne peut réussir que si l’Ereignis a eu lieu. Par exemple, il était possible de transformer l’URSS en Russie sous Eltsyne mais certainement pas sous Khrouchtchev. Il était possible à De Gaulle de créer la Cinquième République en 1958 mais pas en 1954 ! L’histoire des hommes offre des fenêtres où un temps tout peut changer mais cette fenêtre se referme ensuite rapidement. Ces ouvertures et fermetures ne dépendent pas de la volonté de l’homme mais de changements internes à l’être du destin (ce que les Grecs appelaient Moira).
Cela suppose aussi de repérer les forces sociales qui de par leur situation concrète sont mises en péril par le fonctionnement du Gestell : ce sera le sujet de la conférence du mois d’avril.
Yvan Blot
11/03/2010
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire